Alors que l’Europe s’apprête à rouvrir progressivement ses terrasses extérieures, conformément à l’adage populaire « en mai, fais ce qu’il te plaît », l’Inde se retrouve a contrario ravagée par une subite et terrible explosion du nombre de contaminations et de morts de la Covid-19.
Le 14 mai, les statistiques officielles dénombraient 24,4 millions de contaminations, avec plus de 350 000 nouveaux cas en moyenne par jour depuis deux semaines, et un total d’au moins 266 000 morts (chiffre très certainement sous-estimé). La brutalité de cette deuxième vague tranche avec la relative faiblesse de la première qui, au pic du mois de septembre 2020, comptait aux alentours de 90 000 cas par jour et qui s’était quasiment éteinte au mois de février 2021 avec moins de 15 000 cas par jour pour une population de 1,4 milliard d’habitants. En quelques semaines, cette violente seconde vague a fait exploser le système hospitalier du pays qui n’était pas préparé à un afflux si soudain et continu de patients nécessitant une assistance respiratoire.
Le cataclysme
Hôpitaux débordés, personnel de santé abattu, corps échoués sur les rives du Gange, plates-formes de crémation saturées, bûchers funéraires improvisés sur les parkings ou sur des terrains vagues, les flammes de « l’Inde qui brille » sont celles de la mort.
Interruption de l’approvisionnement en oxygène dans les hôpitaux, marché parallèle de médicaments et d’oxygène… les forces économiques du pays dévoilent leurs failles et leurs côtés sombres. Les illustrations de la déroute sont foison. Elles témoignent d’une négligence certaine de la part du gouvernement de Narendra Modi – voire pour certains, à l’instar de l’écrivaine activiste Arundhati Roy, d’un véritable crime contre l’humanité. Pour d’autres, Modi a « tué le modèle indien » qui suscitait tant de fascination dans les milieux économiques.
Arundhati Roy on India’s Covid catastrophe: ‘We are witnessing a crime against humanity’https://t.co/p0IvtIZxsF pic.twitter.com/v0Rlrgl3L3
— WT.Social (@WikiTribune) May 12, 2021
Certes, la crise reste inégalement distribuée sur le sous-continent : certaines régions comme le Maharashtra et l’Uttar Pradesh ont été vite dépassées par la situation quand d’autres États, à l’instar du Kerala et de l’Odisha, apparaissent bien mieux préparés et exportent désormais de l’oxygène médical dans le reste du pays. Mais elle choque par sa virulence, en particulier dans les plus grandes agglomérations où la situation dégénère, comme à Delhi où le nombre de décès est tel que la municipalité en vient à manquer de bois pour les bûchers funéraires.
Bien plus grave encore, l’épidémie se répand désormais à un rythme rapide dans les campagnes, mal équipées en infrastructures sanitaires (et quasiment inexistantes dans les régions les plus pauvres du pays comme le Bihar), alors même que la logistique de la vaccination peinait déjà à s’y mettre en place. Ces inégalités spatiales laissent craindre une forte augmentation de la mortalité dans les semaines à venir ; certaines projections estiment que cette seconde vague pourrait causer jusqu’ à un million de décès d’ici le mois de septembre.
Une première vague surmontée
Ce scénario effroyable apparaît comme un miroir inversé de celui de 2020. L’Inde déjouait alors tous les pronostics des discours alarmistes proférés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et les médias occidentaux. Il semblait même inconcevable qu’un pays « du Sud », au système de santé si défaillant, puisse faire mieux que des pays dont les systèmes de santé sont souvent cités en exemple. Dit autrement, il était attendu que l’Inde s’effondre dès les premières semaines de l’épidémie. Une théorie mécaniste qui donne justement à voir des représentations et stéréotypes de domination.
L’année dernière, la mise en place du national lockdown, matérialisé par le mantra Stay safe, stay home, avait donné à voir les inégalités structurelles de la société indienne et la souffrance des basses castes et des travailleurs migrants. Le traumatisme de ce confinement très dur, dont l’économie indienne peine à se relever, explique la réticence actuelle du gouvernement central à répliquer une telle solution pour contenir la deuxième vague, laissant aux États fédérés le risque politique de décider de confinements cette fois-ci régionalisés.
Malgré tout, Narendra Modi avait réussi à traverser cette première crise de la Covid sans que son image ne soit trop abîmée, comme il y était déjà parvenu auparavant avec la démonétisation, les protestations contre la loi modifiant les règles d’attribution de la citoyenneté, les manifestations des agriculteurs contre les nouvelles lois agricoles et la crise frontalière avec la Chine. En habile homme politique, le premier ministre a su se mettre en retrait après avoir annoncé le lockdown, laissant ensuite aux États fédérés la charge de gérer la crise à leur niveau, n’intervenant que rarement à ce sujet, raréfiant sa parole et jouant de sa nouvelle image de sage, en laissant pousser sa barbe tel un gourou qui détient le savoir, et qui décide pour le bien de son peuple.
Avec un taux de mortalité parmi les plus faibles du monde, tout laissait croire en effet que l’Inde avait finalement contenu le virus, au contraire des nations dites « développées » vers lesquelles la « pharmacie du monde » avait promis d’envoyer les vaccins anti-Covid que le monde entier lui enviait (alors même que les capacités indiennes de production de ces vaccins s’avéreront finalement bien insuffisantes)
Péché d’orgueil
L’Inde de la première vague fut celle qui avait réussi à éviter le pire.
Mais à l’aube de la deuxième vague, Modi et son gouvernement ont péché par orgueil, par confiance excessive dans les spécificités nationales, dans leur idéologie d’autonomie (ou self reliance) et d’exceptionnalisme, obérant leur capacité à tirer des enseignements de l’expérience d’autres pays.
Cet hubris a même conduit, en mars de cette année 2021, le ministre indien de la Santé, Harsh Vardhan, à déclarer que l’Inde était dans la « phase finale » de l’épidémie – et ce malgré les avertissements répétés sur les dangers d’une deuxième vague et l’émergence de nouvelles souches : les fameux variants.
Certains modèles suggéraient à tort que l’Inde avait atteint l’immunité collective (alors que d’autres études plaidaient le contraire), encourageant ainsi la complaisance, une préparation insuffisante et un retard dans le lancement de la campagne de vaccination. Le gouvernement a ainsi autorisé la tenue de festivals religieux, qui ont attiré des millions de personnes venues de tout le pays, ainsi que d’immenses rassemblements politiques (dans le cadre d’élections au Bengale occidental, en Assam, au Kerala, au Tamil Nadu et à Puducherry).
La brutalité de cette soudaine seconde vague a contrecarré toute tentative de la présenter sous la forme d’un récit idéologique diviseur (on se rappellera des « corona djihadis » désignés coupables de la première vague) ou édifiant (comme lorsque le premier ministre enjoignait alors ses partisans à taper dans des timbales pour faire fuir le virus). Le désastre sanitaire met un coup de frein brutal aux discours exaltant une Inde triomphante du virus, et prête à sauver le monde grâce à sa puissante industrie pharmaceutique : l’Inde a brusquement été réduite à un humble suppliant sur la scène mondiale, dépendant de l’aide médicale internationale, y compris celle de la Chine.
Selon la BBC, au-delà des caractéristiques du variant indien, le B.1.617, dont la volatilité favoriserait la diffusion, ce sont avant tout les comportements intrinsèques de la population indienne qui ont conduit à cette déferlante deuxième vague. Pour de nombreux médias de même que pour l’OMS, c’est le grand rassemblement hindou de la Kumbh mela qui a été le principal responsable de la propagation du virus, renforçant une image archétypale de l’Inde dans les pays occidentaux : une Inde irrationnelle et sous-développée où les croyances conduisent certaines personnes à boire de l’urine de vache et à s’enduire de bouse pour se prémunir de la Covid. L’explosion du nombre de morts et le dévoilement des déficiences structurelles à tous les niveaux de la chaîne sanitaire replacent l’Inde dans l’image caricaturale qu’elle a longtemps supportée : celle de La Cité de la Joie, construite et fantasmée par l’Occident, un pays qu’il s’agit d’aider au nom d’une raison humanitaire.
La dimension géopolitique et l’affaiblissement de Narendra Modi
L’énigme d’un pays jusque-là épargné se résout ainsi avec la réalisation de la catastrophe annoncée qui finit enfin par arriver. Le déplacement du centre de l’épidémie vers l’Inde permet aux pays du Nord d’estomper l’humiliation de la première vague qui les a frappés si durement, alors qu’elle épargnait relativement l’Asie du Sud. Ces mêmes pays du Nord se retrouvent confortés dans leur position historique de pourvoyeurs d’aide, qu’il s’agisse d’aide au développement ou d’aide d’urgence et humanitaire. Cette situation est une double aubaine : d’une part, celle de permettre de faire oublier la gestion erratique de la crise sur leur propre territoire (et un nombre de décès par million d’habitants toujours bien supérieur à celui de l’Inde) ; de l’autre, celle de renforcer leur position diplomatique vis-à-vis d’un puissant partenaire commercial.
Ainsi, au-delà des drames humains qui marqueront pour longtemps tant de familles indiennes, la brutale hécatombe à laquelle est confronté le pays doit être appréhendée dans sa dimension géopolitique. Pour les puissances occidentales, elle permet de revenir à des équilibres ante crise, marqués par les anciennes dominations coloniales et animés par des sentiments moraux vis-à-vis de pays en situation de dépendance humanitaire.
Covid-19 en Inde : arrivée de l'aide internationale, dont un avion français https://t.co/tvXnlX57CP pic.twitter.com/Rmsu2e6Dv1
— FRANCE 24 Français (@France24_fr) May 2, 2021
Cette situation laisse ainsi envisager des contreparties à un soutien matériel (oxygène, concentrateur, équipements) inédit depuis la catastrophe du tsunami qui a touché l’Inde en décembre 2004. De manière symbolique, le classement par l’OMS du « variant indien » comme préoccupant (car plus contagieux et plus résistant à la vaccination) permet inconsciemment d’entériner le virage d’une crise désormais indienne, pour mieux s’en distancier : le virus est à présent indien (un peu comme certains parlaient, il y a un an, du virus « chinois »).
Au niveau national, la deuxième vague de la pandémie a brisé le formidable culte de la personnalité de Narendra Modi. La colère contre le premier ministre émerge jusqu’à sa base politique la plus fidèle : les classes moyennes urbaines. Si les grands médias ont été beaucoup plus critiques à l’égard du gouvernement central au cours de cette seconde vague, c’est parce que leur public et leur personnel sont issus de ces classes.
Alors que durant la première vague, les classes moyennes ont majoritairement soutenu Modi car elles ont relativement peu souffert de la crise socio-économique du confinement, le désastre sanitaire de la deuxième vague pourrait forcer une réévaluation. Non seulement beaucoup ont perdu un ou plusieurs proches, mais à un niveau plus fondamental, il y a eu une dévaluation sans précédent de leur énorme privilège relatif : leur manne financière et leur réseau de relations interpersonnelles se sont souvent avérés inutiles pour obtenir des choses aussi élémentaires qu’un lit d’hôpital, des bouteilles d’oxygène, ou même pour assurer les derniers sacrements/rituels de leurs proches.
Et en cas de troisième vague ?
L’Inde de la deuxième vague est celle de l’effroi, des bûchers et des morts.
Elle laisse entrevoir plusieurs perspectives parmi lesquelles figure celle d’une rupture politique, la pandémie étant susceptible de cristalliser toutes les autres causes de mécontentement à l’égard du gouvernement – chômage, baisse des revenus et détresse rurale. Alors que le BJP vient de perdre des élections régionales dans l’État clé du Bengale occidental, beaucoup dépend de la capacité de l’opposition à saisir ce moment et à le transformer en tournant politique ; mais c’est sans compter avec l’habileté de Modi à retourner une situation qui lui a soudainement échappé. Sa fierté, son agressivité politique et son culte de la personnalité augurent une vive réaction de sa part.
Au final, il faut espérer que ce désastre puisse au moins permettre d’anticiper une éventuelle troisième vague… et alors que seulement 2,9 % de la population indienne était vaccinée (au 14 mai 2021), l’incertitude demeure quant à la capacité à endiguer le drame de la Covid-19, et en particulier dans les zones rurales où l’épidémie se répand peu à peu sans média pour en rendre compte et sans hôpital pour la contenir. Dès lors, que sera l’Inde de la troisième vague ?
Anthony Goreau-Ponceaud, Géographe, enseignant-chercheur, UMR 5115 LAM, Université de Bordeaux et Rémi de Bercegol, Chercheur CNRS affecté à l’USR 3330 « Savoirs et Mondes Indiens », basé à l’Institut Français de Pondichéry, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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